Travailler dans le Grand Nord du Québec
Le Grand Nord québécois fait rêver certaines et donne des cauchemars à d’autres. On parle ici d’étendues de terres vierges, froides et incomprises par la grande majorité d'entre nous. Dès le début de notre pratique infirmière, on apprend qu’il est possible d’aller travailler dans ces territoires mais l’idée peut sembler si loin de notre réalité citadine que très peu de courageuses entreprennent les démarches pour s’y rendre. J’ai la chance énorme d’avoir pu m’entretenir avec Anaïs, une infirmière polyvalente qui a tenté l’expérience à quelques reprises et qui garde les territoires nordiques dans son cœur. Pour écouter l’entrevue audio complète, tu peux consulter le lien en bas de page.
Le Grand Nord, c’est quoi exactement?
C’est tout le territoire québécois qui se trouve en haut du 55ème parallèle. On y retrouve les territoires de la Baie James, de la Baie D’Hudson et de la Baie d’Ungava. Ces trois grandes régions forment le Nunavik et sa population est en grande majorité autochtone.
Là-bas, c’est généralement la toundra. «C’est complètement le vide. Tu débarques en avion et, tout ce que tu vois, c’est une grande plaque de neige infinie.» La neige, elle, est présente une grande partie de l’année. Elle débute en octobre, et ne fondra complètement qu’en juin à certains endroits. Bien qu’il ne fasse pas -60° à l’année comme certaines peuvent le croire, les étés restent assez frais avec des moyennes de 15 degrés. C’est pas pour les frileuses!
Comme le sol est très rocailleux et que le tout repose sur du pergélisol (sol qui reste gelé à l’année), rien ne peut être creusé et tout ce qui serait normalement sous la surface (tuyaux, fils, fondations) est exposé. Anaïs raconte que, tous les jours, des camions viennent remplir les réservoirs d’eau propre des maisons et quittent avec l’eau souillée. Bien que propre, l’eau n'est pas potable et elle doit être bouillie avant la consommation. Ce qui te force à penser deux fois avant de laisser couler le robinet inutilement. Bref, vivre dans le Grand Nord, c’est un mode de vie complètement différent!
Quant à Anaïs, elle dit avoir réalisé le parcours typique de l’infirmière. Après s’être enchaîné les études collégiales et universitaires, elle est allée travailler en hémodialyse et aux soins intensifs pendant plusieurs années. Pandémie arrivée, elle s’épuise des horaires trop chargés de son grand hôpital métropolitain et décide d’aller travailler un peu aux Îles-de-la-Madeleine (ben oui!) où elle a de la famille. Pas besoin de te dire qu’elle ne retournera jamais travailler en ville, ayant maintenant adopté les îles. Après plusieurs années de travail en région, et célébrant ses 10 ans en tant qu’infirmière, elle sentait qu’il était temps de pousser plus loin sa pratique et d’aller visiter le Nord-du-Québec qui l’avait toujours interpellé.
Son premier contrat l’a envoyé à Inukjuak dans la Baie D’Hudson et, n’ayant pas encore son rôle élargi (RÉ), elle y a été envoyée comme infirmière de triage. Elle a compris assez vite que le triage dans le Nord, c’est pas mal plus complexe que dans le Sud et qu’elle allait réaliser une tâche assez similaire que celle de ses consoeurs ayant leur formation en RÉ. Bien que la complexité de la tâche pouvait être intimidante au départ, la présence d’une médecin à laquelle se référer a rendu son travail plus facile car les actes hors de son champ de compétences pouvaient lui être transférés.
Des gardes étaient assurées par les infirmières en rôle élargi du dispensaire dès que les heures ouvrables de la clinique étaient terminées. C’est-à-dire, de 17h00 à 9h00 la semaine en plus de la fin de semaine. Il y avait une première infirmière de garde qui avait la responsabilité de répondre aux appels sur un téléphone désigné. Si elle avait besoin d’aide, elle pouvait appeler la deuxième infirmière de garde qui avait comme rôle de l’appuyer dans sa tâche.
Comment fonctionnent les logements là-bas?
Les employées permanentes du CISSS ont droit à une maison attitrée dans laquelle elles reviennent toujours. Quand elles sont absentes, ces maisons peuvent être occupées par les infirmières de passage et c’est dans l’une d’elle qu’Anaïs a pu être logée. Bien que ces maisons soient à quelques pas de la clinique, une voiture est fournie lors des périodes de garde afin d’éviter d’avoir à courir jusqu’au travail en pleine nuit ou en pleine tempête de neige. De plus, la nuit, les infirmières peuvent être appelées à gérer des situations plus tendues.
«Lors des appels de garde la nuit, il faut commencer par s’assurer de notre propre sécurité. Si l’infirmière reçoit un appel car il vient d’y avoir un incident violent dans le village, elle aura peut-être besoin que le service de police vienne surveiller la clinique durant les traitements.»
En plus de la police, dans chaque village, on retrouvera une école et quelques épiceries. Par contre, selon la taille de la population, le personnel qui fournit les soins de santé peut changer. Par exemple, à Inukjuak, il n’y a pas de pharmacie. C’est donc les infirmières du dispensaire qui distribuent la médication à la population. L’endroit est cependant assez grand pour justifier la présence d’une infirmière en santé mentale, une infirmière en ITSS et une autre en soins à domicile. On peut même retrouver des paramédics qui auront la responsabilité d’amener les patientes à la clinique si celles-ci ne peuvent pas se déplacer.
Dans les très petits villages, les infirmières du dispensaire se répartissent les tâches et assurent ces soins spécialisés en plus de ceux de la clinique.
Quant aux autres travailleuses de la santé, elles ont aussi leur place! Les villages accueillent des ergothérapeutes, travailleuses sociales, orthophonistes, audiologistes et bien d’autres, qui, elles, seront de passage pour réaliser toutes les consultations nécessaires.
Pour les soins qu’il n’est simplement pas possible de donner au village, les personnes seront envoyées en avion dans les grands centres des environs. Ces fameux avions (DASH) sont des vols non urgents et planifiés qui relient tous les villages aux grandes municipalités. Les gens quittent sur le vol prévu, assistent à leur rendez-vous en spécialité, dorment sur place et reviennent le lendemain. Le tout demande beaucoup de planification. Imagines avoir à prendre l’avion chaque fois que tu as un rendez-vous avec ta gynécologue! Ça peut devenir lourd chez quelqu’un qui a un emploi et une famille et les professionnelles de la santé se doivent de comprendre cette réalité pour accommoder la clientèle sans la culpabiliser. Ça demande un sacré changement de mentalité pour une infirmière venant de la ville!
Avant d’aller travailler avec les communautés Inuits, Anaïs avait reçu des avertissements de la part des gens qui lui disaient que le choc culturel allait être trop grand. Ce fût cependant un réel coup de foudre pour elle! «J’ai beaucoup aimé leur rythme de vie. Là-bas c’est tellement pas stressant et c’est une vie au jour le jour. Même la clinique n’ouvrira pas nécessairement à l’heure prévue et certaines employées peuvent ne pas se présenter sous cause que la chasse au caribou est bonne cette journée là.» Il faut dire que l’approvisionnement en aliment est très difficile et que de tuer un caribou peut subvenir significativement aux besoins de la famille. Malgré que les agences de placement offrent un per-diem à leurs employées pour compenser la précarité alimentaire des milieux, il est fréquent de voir une infirmière amener des réserves de nourriture dans ses valises. Qu’est-ce qu’Anaïs met dans ses bagages à YUL? De la viande, des fruits, des pâtes, alouette! Environ 50 livres de ses bagages sont occupés par son épicerie car, des poitrines de poulet à 22$, c’est la dernière chose qu’elle a envie d’acheter là-bas.
Bien que notre grande voyageuse ait une bonne capacité d’adaptation culturelle dû à la quantité très respectable d'estampes dans son passeport, elle ne cache pas qu’elle a été confrontée quelques fois à des situations de conflits de valeurs. «Certaines choses qui peuvent être interdites, même criminalisées, au sud peuvent être plus acceptées au nord. Il faut le voir avec une autre approche car on a pas tous été élevés de la même manière. Tu dois accepter que tu ne peux pas changer certaines choses et que tu ne pourras jamais vraiment comprendre car tu n’es pas née dans ces communautés-là.»
Un autre défi particulier est de devoir travailler en anglais, souvent avec une population qui utilise, elle aussi, l’anglais comme langue seconde. Plusieurs expressions peuvent être perdues dans la traduction et certains mots n’existeront tout simplement pas en Inuktitut.
Finalement, elle considère que la relation qu’elle a entretenu avec ses patients pédiatriques était très différente qu’au Sud du Québec. Non seulement les enfants se présentaient parfois seuls à la clinique mais, malades ou pas, ils étaient toujours collaboratifs car le dispensaire est, pour eux, un lieu rassurant. «Ça peut être la grand-mère, la tante, la voisine qui vient avec l’enfant à l’urgence et y’a pas de problème. Y’a jamais de jugement car parfois les parents de cet enfant là sont partis travailler pendant une longue période.» Ça prend un village pour élever un enfant après tout!
Est-ce qu’elle prévoit y retourner? Certainement!
Elle apprécie spécialement l’accueil des gens et leur désir de partage. Vivre dans une telle communauté lui donne l’impression de faire partie d’une grande famille unie.
Côté autonomie professionnelle, elle dit avoir un bon sentiment de devoir accompli quand elle voit quelqu’un quitter la clinique et elle apprécie particulièrement la prise en charge complète de la personne. Difficile de vouloir revenir en ville après ça! Sa pratique en salle d’urgence a grandement changé. Lors de son retour dans les grands centres, elle sentait qu’elle pouvait évaluer ses patientes de façon beaucoup plus complexe, même si c’était parfois frustrant de ne pas pouvoir utiliser ses compétences pour régler des problèmes mineurs par elle-même.
Elle a déjà hâte de retourner au Nord et pouvoir passer ses journées de congé à faire de la moto-neige et du ski de fond! Dans le futur, Anaïs souhaite poursuivre ses contrats en rôle élargi et même prolonger la durée de ceux-ci pour s’immerger encore plus dans la culture de l’endroit. Elle aimerait aussi partir travailler en Suisse pendant un certain temps et poursuivre ses nombreux voyages. On lui souhaite une infinité d’aventures et bien des années à nous soigner si bien!